Le 10 mai dernier, une délégation du Concert de Monsieur de Saint-George conduite par Alain Guédé a déposé deux roses sur le monument dédié à René Levasseur qui présenta à la tribune de la Convention la motion visant à l’abolition de l’esclavage le 4 février 1794. Cette action faisait suite à une décision prise l’unanimité par le conseil d’administration de l’association.
De fait, notre association « Le Concert de Monsieur de Saint-George » entendait célébrer, avec sa propre identité cette journée du 10 mai, commémorative de l’esclavage, des traites négrières et de leurs abolitions en honorant l’un des initiateurs de la première abolition. Cette première abolition, celle du 4 février 1794 (17 pluviose an II) est trop souvent oubliée dans les commémorations comme s’il s’agissait de gommer une conquête, certes fort tardive, de la Révolution, ou de ne sanctifier que les abolitionnistes du XIXème, aussi méritants furent-ils, tel Victor Schoelcher. La meilleure preuve en est le refus de l’organisatrice de la commémoration du 10 mai 2013 de faire figurer à côté de celui de Victor Schoelcher le portrait de René Levasseur. Or, c’est ce dernier qui présenta à l’Assemblée la motion qui le jour même se traduisit par le décret d’abolition rédigé, lui, par Jean-François de Lacroix alias « Lacroix d’Eure et Loir ». Lacroix était originaire du même département que Brissot, cofondateur et président de la Société des amis des Noirs dont le père de Saint-George, Guillaume-Pierre Tavernier de Boullongne était membre.
René Levasseur est né en 1747 dans le village de Sainte-Croix situé sur les hauteurs de la ville du Mans (dont il constitue aujourd’hui un quartier). Il devient chirurgien-obstétricien au grand dépit de son oncle, David de la Brosse, qui, n’ayant pas eu d’enfant, souhaitait lui léguer sa propriété de Saint-Domingue, riche de plusieurs centaines d’esclaves.
Une dizaine d’années avant la Révolution, au cours d’un séjour en France, l’oncle passa quelques jours chez son neveu au Mans. Au cours d’un banquet un incident grave survint à propos de l’esclavage entre le planteur esclavagiste et le jeune médecin. Il est reproduit dans les Mémoire de Levasseur publiées en 1829 :
« Vos déclamations ne prouvent rien contre les faits, lança de la Brosse. Il est certain que les colonies périraient sans la traite des nègres ».
La réponse fut immédiate :
« Eh ! Mon oncle, est-ce une raison pour réduire des hommes au plus dur esclavage, pour les soumettre au traitement des brutes ! Jamais je ne pourrai admettre des richesses matérielles comme compensation de la violation des droits les plus sacrés de l’humanité. Jamais ne je pourrai évaluer par livres, sous et deniers, les sueurs et les coups de chabouque de malheureux esclaves ! … ».
Le colon répondit par l’ironie :
« Monsieur le raisonneur, tout cela est sans doute fort beau, mais le malheur est qu’il n’y a pas dans toutes vos déclamations une ombre de vérité. Les nègres mourraient de faim dans leur pays et nous leur donnons du pain ; la traite leur est aussi avantageuse qu’à nous ».
Le ton monte. « Est-ce à dire que vous appelez l’assassinat sur nos têtes ? » suffoque l’oncle. La réponse est cinglante : « Je désire justice pour tous. Je souhaite que vous affranchissiez les hommes que vous appelez vos esclaves. Quant à moi, si j’étais possesseur d’une habitation, je voudrais faire un acte généreux en rendant à des hommes, à mes frères, le plus grand des biens, le bien sans lequel on ne peut jouir d’aucune autre … la liberté ! … ».
Le colon s’étrangle :
« Mais remarquez donc que, si tout le monde suivait votre exemple, la propriété des colonies perdrait toutes sa valeur. » Ce qui lui vaut cette ultime réplique : « Périssent toutes les richesses matérielle plutôt qu’un principe philanthropique ! »
Une conclusion qui lui coûtera cher. Au moment de sa mort, David de la Brosse partagea sa fortune (700 000 livres) entre ses héritiers. Celui qui aurait dû être son unique légataire n’en recevra que 15 000.
Levasseur aura de nombreuses occasions de s’enquérir du sort des esclaves. En septembre 1793 notamment, il devient le commissaire politique chargé d’inspecter l’armée du Nord. La morgue de Dumouriez contre la Convention et le mépris qu’il manifeste à propos de ses soldats, qui sont pour beaucoup des volontaires issus du peuple inquiètent, en effet, Paris. A cette occasion, l’élu du Mans va rencontrer la fameuse Légion de Saint-George qui est cantonnée à Lille. Et il apprendra bientôt le rôle joué par Saint-George pour faire échouer le projet de Robespierre de prendre la ville de Lille avant de marcher sur Paris et d’y rétablir la monarchie.
Sans doute, le regard qu’il a pu jeter sur ces combats du régiment des noirs est-il parcellaire. Mais il en sait désormais suffisamment sur l’engagement des anciens esclaves pour la Révolution.
Le mardi 4 février, c’est lui qui monte à la tribune pour prononcer la motion appelant au vote de l’abolition :
« Je demande que la Convention, ne cédant pas à un mouvement d’enthousiasme mais aux principes de justice, fidèle à la Déclaration des droits de l’homme, décrète dès ce moment que l’esclavage est aboli sur tout le territoire de la République. Saint-Domingue fait partie de ce territoire et cependant nous avons des esclaves à Saint-Domingue.
Je demande donc que tous les hommes soient libres sans distinction de couleur ».