Alain Guédé vient de faire l’acquisition d’un des très rares exemplaires de l’Historique du 13ème régiment de chasseurs, publié par Paul Descaves en 1881. Désignée « La Légion de Saint-George » par la Convention, ce régiment composé de volontaires noirs s’est illustré dans de nombreuses batailles face à la coalition européenne. La relecture de cet ouvrage constitue une belle, mais édifiante, leçon d’histoire. Elle pose une question : un racisme latent, marqué notamment, par l’emprisonnement de Saint-George aurait-il rapidement fait place à l’unanimisme enthousiaste des premiers jours ?
Cette question en appelle une autre : pourquoi la Révolution a-t-elle attendu le 4 février 1794 et le sacrifice de beaucoup de ces noirs au combat avant de décréter l’abolition de l’esclavage. Autant de thèmes à méditer en ces jours de commémoration de l’abolition de l’esclavage.
Une ambiance grave a envahi la Convention, ce 6 septembre 1792. Moins d’un mois plus tôt, Louis XVI et Marie-Antoinette ont été arrêtés et le manifeste prêté au Duc de Brunswick menace Paris d’une « exécution militaire » si le moindre mal est fait aux souverains. Une délégation de représentants de Caribéens et d’Africains vivant à Paris fait alors son entrée, conduite par le député haïtien Julien Raimond et le « fameux » Saint-George, comme on le désignait alors. Le député prend la parole :
« Législateurs,
Lorsque votre loi bienfaisante du 24 mars dernier (NDLR : qui accordait aux noirs affranchis les droit civiques) nous rappela à nos droits, nous fîmes le serment de verser notre sang pour la défense de la Patrie. Ce serment sacré, nous devons le tenir. Ainsi que tous les Français nous brûlons du désir de voler aux frontières. Législateurs, nous sommes encore un petit nombre, mais si vous daignez seconder notre zèle, bientôt il s’augmentera et nous formerons un corps nombreux.
En conséquence, nous vous supplions d’autoriser le ministre de la Guerre à nous organiser le plus promptement possible en légion franche , sous le nom qu’ il vous plaira de lui donner. Si la nature, inépuisable dans ses combinaisons, nous a différenciés par des signes extérieurs, d’un autre côté, elle nous a rendus parfaitement semblables. » Comme les blancs, les noirs avaient donc « un cœur brûlant de combattre les ennemis de l’Etat. »
Ému aux larmes, le président de la Convention, Héraut de Seychelles répondit :
« La vertu dans l’homme est indépendante de la couleur et du climat. L’offre que vous faites à la patrie de vos bras et de votre force pour la destruction de ses ennemis, en honorant une grande partie de l ‘espèce humaine est un service rendu à la cause du genre humain tout entier … Vos efforts seront d’autant plus précieux que l’amour de la liberté et de l ‘égalité doit être une passion terrible et invincible dans les enfants de ceux qui, sous un ciel brûlant, ont gémi dans les fers de la servitude. Avec la réunion de tant d’hommes qui vont se presser autour des despotes et de leurs esclaves, il est impossible que la France ne devienne bientôt la capitale du monde libre ».
L’assemblée décrète alors la formation d’un corps de troupes légères composé d’hommes de couleur. Dans l’enthousiasme, de nombreux « libres de couleur », parfois venus de province s’engagent. Ils sont ainsi 200 cavaliers et 800 fantassins à s’enrôler. Le corps est rapidement désigné sous les vocables de Légion des Américains et du Midi ou de Légion de Saint-George. Ce dernier avait été nommé colonel dès le 8 septembre. Il obtint ensuite l’affectation de Thomas-Rétoré Dumas – le futur père d’Alexandre Dumas – qui devint son lieutenant.
Mais les politiques procèdent rapidement à une curieuse sélection. Le 7 novembre, ils ne sont plus que 150 cavaliers et 400 fantassins à prendre la route d’Amiens. Il y arriveront le 16 novembre pour parfaire l’organisation de la légion. Une nouvelle partition est décidée le 6 décembre : la Convention nationale décrète alors que le régiment ne sera composé que d’hommes à cheval. Les 400 fantassins vont prendre la route de Brest mais bifurquer ensuite pour descendre vers Nantes afin d’y combattre les Vendéens.
Amputée des 2/3 de son effectif, la légion ne comprend d’abord que trois escadrons de deux compagnies qui partent d’Amiens le 9 janvier 1793. Le 10 janvier, Saint-George nomme Dumas lieutenant-colonel. La légion arrive à Laon le 14 janvier. Elle y est alors renommée : 13ème régiment de chasseurs à cheval. Mais avant d’exposer ces volontaires au feu et aux corps-à-corps, il convient de mener à bien leur formation. Dans ses courriers, Saint-George alerte le ministre de la guerre sur le fait qu’il ne peut« remplir ses obligations envers la Nation ». Il doit même insister, arguant « qu’il ne peut mener ses hommes à la boucherie, et qu’il faut, au moins, leur apprendre à connaître leur gauche et leur droite » (lettre du 13 février ).
Cette demande est à peine satisfaite. Une semaine est accordée au colonel Saint-George pour transformer ses volontaires en soldats. Le régiment quitte Laon le 21 février pour Lille où il arrive le 28. Il est alors désigné pour aller combattre en Belgique. Mais, nouvelle humiliation, les noirs sont retirés de leurs escadrons et assignés à Lille à l’exception de la Compagnie des Américains qui est uniquement composée d’Antillais. Celle-ci est admise à partir en Belgique. En fait, la marche sur la Belgique n’aura pas lieu. Les troupes françaises battant en retraite, l’ensemble de la Légion doit rester cantonnée à Lille. Une nouvelle scission est ordonnée : 173 hommes qui constituaient le « dépôt » du régiment partent pour Rouen d’où ils iront ensuite à Nantes.
Ultime épisode de ce qu’il faut bien appeler un démantèlement : le 27 avril 1793, par ordre du ministre de la guerre en date du 23 avril, la 1ère compagnie américaine, forte de 73 hommes et rattachée jusqu’alors à l’armée du Nord, est détachée de cette armée pour être envoyée à Saint-Domingue afin d’y jouer le rôle de gendarmerie. Une manière très peu élégante de renvoyer ces noirs « dans leur pays ». Les hommes n’en sont pas informés lorsqu’ils prennent la direction de Brest et, lorsqu’ils l’apprennent, ils envoient une « députation » à la Convention pour manifester leur refus.
La requête est acceptée : cette 1ère compagnie est incorporée au 13ème bis régiment de chasseurs à cheval de Tours, tout en gardant son titre initial de 13ème régiment après un vote de l’Assemblée. Puis elle reviendra à Lille après une halte à Amiens. L’Assemblée va donner une onction légale à cette décision : le 19 juin, elle prend un décret interdisant au ministre de la Guerre d’envoyer ces hommes de couleurs dans les colonies.
Saint-George n’a pu que protester vivement contre la dissémination des noirs qui composaient son régiment et avaient manifesté leur foi dans la patrie. Faut-il voir dans les terribles tracasseries et sanctions qui vont s’abattre sur lui la conséquence de ces manifestations de mauvaise humeur ? En avril et mai, il fait l’objet de plusieurs dénonciations qui n’ont rien de spontanée. Le première est envoyée à Paris le 28 avril.
La délation règne sous le bonnet phrygien. Dès le 2 mai, Saint-George est traduit. devant un tribunal révolutionnaire. Il est relaxé devant l’absence totale de preuves. Et dès le 4 mai, une nouvelle lettre de délation est postée. Peu importe : le colonel a repris le chemin des champs de bataille. Il conduit, le 8 mai, la bataille de Saint-Amand. Après plusieurs charges sur la cavalerie et l’infanterie anglaise, la Légion de Saint-George met l’ennemi en fuite et prend six pièces de canons.
Il lui faut alors reconstituer un régiment qui a perdu beaucoup d’hommes depuis sa constitution. La troupe s’enrichit de trois détachements de dragons de la Manche, de la Seine-Inférieure et du corps franc batave. Le 1er juillet, le colonel Saint-George demande au ministre de compléter le régiment en officiers. La Convention accède à cette demande et l’autorise à confirmer dans leur grade ceux qui l’exerçaient temporairement. Fidèle complice de Saint-George, Duhamel, lieutenant à la création du régiment, en devient capitaine.
Mais les ennemis du premier colonel noir ne désarment pas. Dès septembre, il est suspendu. De nouvelles lettres de dénonciation, notamment de la part d’un officier qu’il n’avait pas promu, sont expédiées en octobre. Cette fois, elles font mouche : il est destitué le 24 novembre 1793.